PRESENTATION DU PROJET

Si je devais situer mon film sur une carte imaginaire, il se trouverait à l’intersection d’une blessure et d’une incompréhension.

Blessé, je le suis depuis plus de dix ans, encaissant quotidiennement les coups de l’insomnie. Une décennie où la nuit a cessé d’être une alliée naturelle pour se faire adversaire. J’y navigue entre deux eaux. Pas assez fatigué pour m’endormir mais trop pour faire travailler mes neurones. Autant d’heures de léthargie, passées devant des écrans, devenus avec le temps de véritables compagnons d’infortune. Parfois, le jour et la nuit se confondent et finissent par former un seul et même espace-temps. Sans aspérité ni saveur. Jamais je n’aurais imaginé que le temps puisse être un ennemi si redoutable.

Une incompréhension, des incompréhensions. Celles qu’ont dévoilées les recherches que j’ai entreprises pour comprendre la place et le rôle de la nuit dans notre monde. Privé de sommeil, j’avais déjà réalisé l’inestimable valeur de ce dernier. Mais par la suite, des lectures nourries par mes ressentis me permettaient de mettre en mots cette valeur. Je réalisais alors que dormir c’est avoir prise sur la mécanique du temps. C’est échapper – ne serait-ce qu’un instant – aux horloges. Celles du téléphone, de l’ordinateur et du micro-ondes. C’est s’éloigner un instant du réel, entrer dans la rêverie et ses temporalités malléables. La nuit et le sommeil nous recentrent sur l’essentiel et nous éloignent un temps des « choses » que nous possédons.

Comme tant d’autres sujets de société relevanta priori – de la sphère privée, j’ai d’abord eu tendance à me définir comme le centre du problème. Sans grand résultat au-delà des béquilles chimiques sur lesquelles n’importe quel insomniaque peut temporairement s’appuyer. C’est peut-être dans cette impasse du médicament que s’est imposé à moi de pousser ma réflexion au-delà du périmètre imposé par le diagnostic.

J’ai grandi à la campagne, loin du tumulte des grandes agglomérations. Mes premières insomnies, je les ai connues en arrivant à Paris. Au début, je m‘adapte. « Ça ne va pas durer« . Et puis les années passent. Et rien ne change. Je m’interroge alors sur l’impact pour mon corps de ma rencontre avec la mégalopole : est-ce que le mouvement perpétuel des choses et des hommes a rendu mon sommeil « malade » ? Serait-il apeuré par le fait que le monde peut surgir là, à n’importe quel moment, au détour d’un écran allumé ou d’un néon qui clignote ? Est-ce que je suis inadapté à ce système qui place tout un chacun dans un état d’astreinte quasi permanent ? Comme des machines. En mode Stand-by.

Alors que ma problématique intime rencontrait un commun, des entrevues avec le Professeur Léger spécialiste du sommeil enrichissaient mon analyse. Ses recherches les plus récentes portent sur le développement croissant de l’insomnie, dans un contexte de réduction générale de la quantité de sommeil. Le professeur Léger fustige cette « surillumination » urbaine qui pénètre jusque dans les logements (l’absence d’obscurité profonde gênant la sécrétion de mélatonine). Mais cet excès de lumière n’est pas seul responsable : le stress en journée et la stimulation du cerveau par des consommations massives d’images amplifient considérablement les difficultés à l’endormissement.

Nord de la France

Ce constat a résonné en moi comme une évidence, me rappelant les ouvriers rencontrés lors du tournage de mon précédent film « Le Dernier Souffle ». Lorsque je les questionnais sur l’évolution de leurs conditions de travail, beaucoup pointaient du doigt ces fameux trois-huit qui s’immiscent dans le quotidien jusqu’à redéfinir profondément le lien entre labeur et repos. Une refonte de la vie. D’autant plus pour celles et ceux qui travaillent et habitent à proximité du site de production : le bruit des machines qui résonne dans toute la vallée se double d’un bain de lumière permanent s’engouffrant jusque dans la chambre à coucher. Le repos avec le travail pour inévitable toile de fond.

Je crois que si l’humanité a un jour fait le rêve d’un monde qui ne dort jamais, c’est à New York qu’il est en passe d’être accompli. Mon court passage dans cette ville m’a profondément marqué. La consommation, le travail, les loisirs : autant de pans de la vie qui semblent y être affranchis de l’idée même d’heure. Ici, pas de coupure. Des images particulièrement fortes alimentent mes souvenirs et nourrissent aujourd’hui mon désir de film. Ces queues, interminables, devant les fast-foods, au beau milieu de la nuit. Ces hommes d’affaires, fringants, déposant leurs costumes au pressing à 2h00 du matin. Ou encore ces flux ininterrompus de joggers courant sous les puissants lampadaires de Central Park. L’absence de nuit, corollaire, voire même clef de voûte d’un modèle économique et social.

En France et notamment à Paris, l’idée d’un monde fonctionnant 24h/24 et 7 jours / 7 fait son chemin. Depuis 20 ans, les rangs des insomniaques et des travailleurs de nuit se garnissent continuellement. Les législations sur l’ouverture des commerces la nuit et le dimanche s’assouplissent. Là où écrans et réseaux de communications tissent leurs toiles, la pulsation du capitalisme investit l’intimité. Quant à l’éclairage public et privé, il ne cesse de se développer. En 2015, la France comptait 11 millions de points lumineux, contre 9 millions en 2009, d’après l’ONG Agir pour l’environnement.

 Quand valsent les chiffres et les textes de loi, les êtres humains, eux, s’approprient, s’accommodent ou s’opposent à la manière dont leur environnement évolue. Ils écrivent et réécrivent leurs propres histoires, afin de parvenir à habiter le réel et sa course folle. C’est en écoutant et ressentant ces histoires, partagées par des inconnus rencontrés au gré de mes errances nocturnes, que j’ai construit et nourri mon profond désir de film. Ma passion pour le cinéma lui a donné sa puissance, et quand cette passion s’est faite « travail » j’ai pu acquérir les savoir-faire qui me permettent aujourd’hui d’envisager avec confiance la fabrication du film.

Ainsi, Stand-by, ce sont les portraits de tous ces habitants de la nuit que je croise et ai pu croiser. Je choisis l’image et le son comme outils de traduction pour libérer ces sensations et réflexions que j’ai accumulés avec le temps. Et là où l’insomnie et ses sensations de déréalisations conduisent à une profonde coupure entre le malade et son environnement, là où le 24/7 nie des réalités physiologiques – culturelles – et participe de cette même coupure entre l’homme et la ville, je rêve mon film comme une modeste piste pour reconstruire et repenser un lien entre la vie et la nuit. Sans passéisme ni naïveté aucune, mais avec une foi certaine dans le primat de la vie sur l’économie.

A l’image de ce chemin que j’ai eu la chance de faire, dun diagnostic vers « le » politique – pris ici au sens d’un conflit fertile entre des forces antagonistes – je rêve le film comme dévoilement de cette articulation entre la sphère privée et « la chose publique ». Là où le 24/7 fait de l’intimité une zone à circonscrire au maximum afin de l’exploiter, je souhaite que mon film transcende cette même zone. La rendre rare pour la rendre essentielle. Peut-être même à défendre. Car je suis convaincu qu’une humanité qui renoncerait à ses nuits deviendrait tôt ou tard une humanité amputée de sa capacité à rêver.

caneva

NOTE D’INTENTION 

Parfois, en divaguant au gré de mes errances nocturnes, j’ai pu avoir l’impression de marcher dans le sillage du film d’anticipation d’Andreï Tarkovski, « Solaris ». Le cinéaste russe y met en scène avec maestria le sort d’un monde illuminé en permanence, sans jour ni nuit. Il dépeint la vie d’un groupe de savants enfermés des semaines durant dans une navette spatiale. Les rapports à l’espace et au temps s’y brisent et dans un même mouvement, les scientifiques perdent un certain lien à la Terre et s’enfoncent dans une profonde insomnie.

Je me suis longtemps identifié à ces scientifiques, prisonniers du temps et de l’artificialité de leur environnement immédiat. En m’offrant le miroir de la fiction, Tarkovski m’autorisait à donner une certaine « ampleur » à mon vécu. Convoquer un souffle dramaturgique pour le mettre en regard avec la pathologie.

Mon assise est celle du documentaire avec le portrait comme clef de voûte. Mais même si je ne souhaite pas emprunter le chemin de la fiction, ne pas perdre de vue ce souffle – bien que travaillant à partir du réel – est pour moi primordial.

Comme beaucoup d’autres avant moi, je souhaite mettre en images et en sons le quotidien d’êtres aux prises avec la tension entre l’extraordinaire et l’ordinaire. L’ordinaire, c’est le fait qu’un individu ait besoin de sommeil pour vivre, ou en tout cas ne pas mourir. L’extraordinaire, c’est que la société dans laquelle il vit, elle, tende à ne jamais s’arrêter. La tension se trouve alors entre l’injonction à l’absence de pause et le risque physiologique de surchauffe. Mon film se situe sur cette ligne de crête.

Un récit choral me semble le plus approprié pour rendre compte de l’éclatement et des antagonismes qui caractérisent les différentes manières d’appréhender la nuit urbaine. Une multiplicité des points de vue donc, et en définitive un corps film qui incarne à lui seul les contradictions, richesses et autres incohérences qui caractérisent notre lien à la nuit.

Cette dramaturgie préexiste à mon envie de film : depuis longtemps déjà, j’utilise mes insomnies pour aller à la rencontre de celles et ceux, aussi nombreux que différents, qui vivent et assument un mode de vie calé sur les temps nocturnes. Insomniaques solitaires, artistes opérants dans l’obscurité et autres travailleurs payés plus pour dormir moins. Avec le film, je veux créer l’espace où puisse se déployer pleinement mon désir de compréhension de ce qui les anime.

gregos

Gregos est l’un d’eux. Je l’ai rencontré par hasard au coin d’une rue, en pleine nuit. Il m’avait confié solennellement voir le coucher du soleil comme une véritable libération du corps et de l’esprit. Et lui d’ajouter : « Chez moi, le bonheur se construit autour de l’écoute de son corps. Il n’y a rien de plus plaisant que de pouvoir exprimer spontanément et à tout moment ce que l’on a sur le cœur. La nuit m’offre une liberté de mouvement et d’action que je n’aurais pas le jour. Je m‘y sens plus libre ».

Mais quand je me suis retrouvé à passer plusieurs nuits à ses côtés, j’ai compris que ce qu’il aime tant dans la nuit n’était pas immuable. En regardant autour de moi cette circulation dense, ces restaurants ouverts et leurs écrans plats allumés débitant de l’information en continu, je réalisais que la séparation avec le jour est une frontière poreuse. Menacée.

Dans cette nuit qui se confond avec le jour, il y a pour moi une étrangeté fascinante que notre routine tend à rendre invisible. Les outils esthétiques et techniques que je convoque s’inscrivent dans ma fascination pour une « banalité folle ». Là où tout un chacun est quotidiennement ensorcelé par l’apparente normalité de l’artificiel, je souhaite que le film – en oscillant entre la magie d’un temps bariolé et le béton glacé par l’obscurité – me permette de mettre en scène ma propre vision de cette étrangeté pour mieux donner à ressentir au spectateur celle que nous occultons chaque jour.

Dans un premier mouvement, le récit s’inscrit dans une quotidienneté nocturne, qui se décline au gré des portraits de différents personnages venant d’horizons éloignés. Ces portraits comme autant de lignes, avec leurs points de croisement, leurs cassures leurs allers-retours et leurs cercles concentriques finissent par faire émerger un motif commun : la mégalopole insomniaque et son énergie folle. Ce glissement narratif – du particulier vers le général – fera progressivement de la ville un corps avec les personnages comme organes. Une ville qui respire, qui souffre, qui vit.

En creux donc, et dans un deuxième mouvement, la pulsation de l’économie 24h/24 et 7 jours sur 7 qui s’imposera progressivement à travers la structure même du film. Ce temps qui contraint et met sous pression. Ce temps « à utiliser » à tout prix. Celui de la nuit qui défile et de tout ce qui doit advenir avant que le soleil ne se lève. L’horloge commune et sa mécanique imposée fragmenteront le récit. Ce « chronomètre » du quotidien insufflera un suspense « naturel », mettra le récit en tension.

Qu’ils en soient les dissidents ou les salariés, les personnages apparaissent comme les acteurs d’un « drame » qui aurait l’économie mondialisée comme décor, la nuit comme scène et le jour comme rideau qui s’abaisse au petit matin. Autour et avec l’heure se construit une paroi rigide et froide qui enveloppe les personnages. Celle-là même qui emprisonne les scientifiques de la station spatiale.

Si je convoque à nouveau Solaris et ses personnages échoués dans un monde « désynchronisé », c’est que je fais du rapport au temps de mes personnages l’axe central du film. Dans Solaris les êtres ne peuvent penser les heures qu’en convoquant leur imaginaire ou leurs souvenirs. Il en sera de même de mes personnages dont les mots, en dévoilant une intimité du temps, permettent de s’échapper d’un commun normatif et des repères qu’il efface.

Ce temps, je ne veux pas seulement le dire, je veux le donner à ressentir. Avec ses aspérités, ses dilatations, son versant anxiogène ou excitant, en tout cas son écho et sa traduction dans le corps. Ici, je puise dans mes ressentis et dans ceux des hommes et femmes que j’ai rencontrés quand je marchais « à la place » de dormir. Ces ressentis je les ai écoutés, ressassés et écrits ; je me sens maintenant prêt à inventer leur écrin cinématographique.

horloge numerique

Le plan-séquence me semble un outil indispensable pour déployer cette « intimité du temps ». Jouer sur la durée d’exposition du spectateur ouvre l’espace d’une cohabitation avec les personnages. Cohabiter, avec l’idée d’un espace dans lequel le spectateur est acteur, où il se meut pour retrouver le personnage à mi-chemin. Et ce au-delà de la marche du récit.

Dans le documentaire « S21, la machine de mort Khmer rouge », le réalisateur, Rithy Panh a demandé à un ancien geôlier Khmer de reproduire son quotidien au sein de la prison, notamment en ce qui concerne l’usage de la torture. Le parti-pris de l’utilisation de plans séquence – certains durant plus quatre minutes – m’avait brutalement et profondément « mis en empathie » avec l’extrême violence physique et psychologique.

La pesanteur, la solitude, le silence ou au contraire l’accélération et l’explosion. Autant de sensations auxquelles le plan-séquence donnera littéralement corps. Au-delà de la théorie, je ne vois pas manière plus directe de mettre en scène toute la frustration que peut ressentir un insomniaque face à l’impossibilité de dormir, la coexistence entre effervescence et calme dans un hangar où un manutentionnaire travaille de nuit ou encore le stress d’une journaliste quelques minutes avant de prendre l’antenne alors que Paris s’éveille.

L’usage du plan-séquence est un point commun, mais en fonction de ses activités et de sa manière d’habiter le temps et l’espace, chaque personnage investira l’écran selon une grammaire esthétique qui lui est propre.

Par exemple, en ce qui concerne Gregos – le graffeur qui arpente toutes ces rues parisiennes faiblement éclairées à la recherche du mur parfait – je suis caméra au poing, tel un chasseur tournant autour de sa proie. Tous deux, nous attendons le moment opportun, le moment idéal. Et la manière même de filmer est un miroir posé face à sa manière de se déplacer.

Dans les locaux de BFM TV, j’attends l’inéluctable direct. Les rituels de l’équipe de présentateurs sont les mêmes tous les soirs. Bientôt, ils filent vers le plateau d’enregistrement. Le silence et le peu de personnes présentes contrastent avec l’impression d’un retard permanent. Entre pesanteur et excitation. Les secondes s’égrènent sur une horloge électronique. Le direct débute.

La nuit, les organes fonctionnent au ralenti et pour garder toute son efficacité, le corps se bat contre lui-même. À l’image de ce constat, ma manière de filmer oscille. Certes, il y a la force avec laquelle mes personnages défient la nature. Ici un visage en gros plan – éclairé finement par une source lumineuse pourtant puissante – impassible face à ce train qui défile juste devant lui dans un vacarme assourdissant. Mais parfois c’est la fragilité qui prend le dessus, comme quand mes personnages sont perdus dans des cadres trop larges pour eux, qui semblent tanguer légèrement comme s’ils attendaient le jour pour se stabiliser à nouveau. Toujours, l’environnement, et ce mouvement permanent entre mes personnages et leur « autour ».

Motrice ou destructrice, je souhaite que la mégalopole traverse le film comme un personnage à part entière. Une géante, au pied de laquelle les humains « grouillent », comme s’ils espéraient qu’un jour elle bouge. Ainsi, la circulation des véhicules caractérise à elle seule l’énergie qui irrigue la ville la nuit. Ces véhicules transitant de manière ininterrompue sur l’interminable réseau routier, alimentent, tels des vaisseaux sanguins, le cœur du 24/7. La route m’apparaît alors comme l’un de ces espaces, peuplé d’humains, mais qu’il est difficile de s’approprier. Ces non-lieux me sont chers : des espaces fonctionnels certes mais où la vie se cherche une place. Ils seront au centre du film.

chauffeur nuit

Me revient cette nuit : alors que j’étais encore à la campagne, à des dizaines de kilomètres au sud de Paris, j’ai ressenti la présence de la ville et l’énergie qu’elle dégageait. Ces reflets lumineux étaient venus jusqu’à moi, imposant toute leur puissance. Celle-là même que je souhaite capter aujourd’hui, en accordant de longues plages de tournage au fait de filmer la ville elle-même.

Je souhaite que l’on sente l’omniprésence d’une certaine artificialité. Ainsi, j’accorderai une importance singulière à ce halo orangé qui enveloppe la nuit, à la froideur des néons qui irradient les open-spaces ou encore à l’écrin délicat que dessinent les rares ombres encore possibles. Je souhaite également mettre en avant une certaine standardisation visuelle de la mégalopole, le danger d’une monochromie. Quand ces lampadaires au sodium et autres rayons verdâtres des tubes néons en viennent à gommer les aspérités et nuances de la peau.

Pour cela, j’opterai pour la combinaison d’une caméra très sensible et d’une série d’optiques dépassant rarement le 50mm. L’idée est d’avoir une profondeur de champ importante et « du détail », même dans des conditions de faible éclairage. Je tenterai en permanence de capter les sources lumineuses les plus insignifiantes, d’un briquet qu’on allume à l’écran d’un smartphone.

Lors de mes premiers repérages et durant l’écriture, j’ai cultivé le goût du détail. Et cela se retrouve encore aujourd’hui dans mon travail de l’image, que je veux précis et méticuleux. Toujours au sujet de l’image, sa dynamique sera importante et ses couleurs désaturées : ici j’ai été marqué par le travail de Dion Beebe, directeur de la photographie sur le film de Michael Mann, « Collatéral ». La combinaison d’une caméra vidéo très sensible et de focales courtes lui a permis d’intégrer la ville dans chaque plan du film, large ou serré. J’y vois l’idée d’incarner le poids d’un ensemble sur les éléments qui le composent, et en définitive de la ville sur ses habitants. Cela résonne forcément avec mon projet.

Quant au traitement sonore, je travaillerai dans le sens d’une altération des sens, à l’image de celle que provoque la sécrétion de mélatonine après le coucher de soleil. Ce moment où la fatigue envahit lentement le corps. Quand avoir prise sur le réel demande un effort. Mais là où la vision et mon « regard de filmeur » ne se brouillent pas, étant donné qu’on suit des personnages éveillés, le son le plus anodin, lui, s’amplifie et, parfois, se tord. Ces hypertrophies témoignent d’un défi éprouvant fait au corps, en tout cas d’un décalage avec la perception diurne.

Parfois, des accalmies succèdent à ces hypertrophies sonores. Tout aussi outrancières, elles présentent une ville éteinte, calme, et l’espace sonore se fait alors espace de contemplation, permettant un retour en soi – sur soi – impossible le jour.

Paroles, brouhaha, sonneries de téléphone, moteurs de voiture, télévisions… Je travaillerai la captation de chaque événement sonore avec soin, entre un premier plan sonore très détaillé et des ambiances resituant sans cesse ces événements dans un tout.

Parfois, dans l’absence de parole et alors que l’on s’enfonce dans la nuit profonde, je construirai une partition sonore qui se fait narration à part entière, là aussi dans une pulsation entre le détail et le tout, avec la ville comme orchestre. À ces endroits, l’équilibre entre le brouhaha, une sonnerie de portable et une phrase d’un des personnages recomposeront la hiérarchie où se définit ce qui est important à retenir, à ressentir, ce à quoi « l’on doit faire attention », et en définitive ce que l’on a en commun avec les personnages.

Il s’agit maintenant pour moi de terminer les repérages que j’ai déjà commencés et de continuer à tester mes dispositifs de tournage. Des plus simples aux plus complexes. En parallèle, je continue à écrire pour pouvoir transmettre mon désir de film et mes intentions aux personnes qui me suivront et m’aideront. Au final, à la manière de ce récit que je veux choral, je souhaite voir éclater mon hypothèse de travail en mille éclats. Dans lesquels j’espère voir cette idée de la nuit que je porte se refléter. Mais je compte aussi sur le fait qu’une certaine rigidité – celle qui m’a permis d’arriver à vous avec cette base – s’efface au profit de la rencontre et de l’inconnu. Je pense mon geste solide, mais je le veux désormais brassé, remis en question et traversé par ce qui fera au final sa richesse : « des autres ».

Florian DEBU

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